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2019 : Graines d’Atlantique (2)

Lanzarote : îles Canaries

jeudi 9 mai 2019, par Sylvie Terrier

En ferry vers Lanzarote

C’est un voyage lent, sur mer, avec de longues attentes à Tenenriffe puis Gran Canaria. Nous nous sommes installés sur le pont arrière, à l’abri du vent contre la grosse cheminée blanche. Voyage contemplatif dont nous ne maîtrisons pas l’avancée, corps à l’arrêt et c’est bien ainsi.

Ce temps vacant est une ouverture à la rencontre. Sur le pont, nous nous racontons nos aventures, ce que nous avons vécu sur ces îles, ce qu’elle représentent. Chez certains elles ne sont qu’un tremplin pour rebondir plus loin. Ainsi Thomas allemand SDF, la quarantaine. Il sait tout faire, de professeur de yoga à couvreur. Voyage d’île en île, entre petits boulots et vagabondage. Profite de la traversée en bateau pour se laver, couper ses cheveux et ses ongles. Se maintenir propre et soigner son corps est une priorité ; Patrick et Patricia, couple de français fraîchement constitué, viennent de décider que la suite de leur périple se passerait au Mexique où ils espèrent obtenir leur diplôme de maître plongeur (ils viennent de réserver leur billet d’avion) ; Julie et son amie Fanny partagent leurs gâteaux, en short et sans soutien gorge, jambes et aisselles pas rasées, l’une rentre chez elle (elle a compris que le voyage en bateau n’était plus son karma), l’autre poursuit son voyage, la suite elle ne la connaît pas.

C’est l’essence même du voyage ces rencontres, la quête du sens à donner à sa vie, qui me renvoient invariablement à mes propres enfants, eux qui cherchent comme Julie et Fanny à écrire leur vie, une vie qui sera plus modeste que la nôtre, détachée du profit, respectueuse de l’environnement, une vie qui se veut plus libre, plus joyeuse, où chaque jour est un apprentissage, émancipé des modèles établis.

Thomas quitte le ferry au port de Tenerife :
- J’ai des choses à faire ici , nous dit-il en français.
Il parle couramment quatre langues et en connaît sans doute d’autres, il a parcouru le nord de l’Europe et la Scandinavie à vélo l’été dernier.

Tenerife. Dans le lointain marin, telles des cathédrales gothiques se dressent des foreuses à pétrole. Dans le port, les grues s’activent, grands échassiers de métal. La côte est surpeuplée, maisons colorées, cubes multicolores maintenus par les barres d’immeubles en front de mer.
Comme à l’accoutumée, les reliefs attirent les nuages qui stagnent sur les cimes, tandis que la mer lustrée par le soleil renvoie à nos pupilles la pureté du bleu outremer.

Nuit en cabine. Fatiguée du grand air du pont, de la lenteur du voyage, je crains le mal de mer dans l’habitacle sans fenêtre, mais la nuit passe.
Très long arrêt à Gran Canaria et puis c’est l’arrivée au port d’Arrecife à Lanzarote à 23 heures passées.

La marche
Nous savons que Lanzarote, l’île aux volcans, se parcourt plutôt en voiture, qu’il n’y a pas de sentier côtier, pas de guide de randonnée. Tout est à inventer. En chemin, nous aurons toutefois la surprise de trouver quelques panneaux indicateurs.

Sur cette île que nous découvrirons à pied, nous ne ferons pas d’itinérant. Nous posons deux camps de base, le premier au nord est de l’île à Maguez à la « Casa la Ermita », le second au sud ouest, près du parc des volcans à Tinguaton qui se résume à quelques maisons. J’adore cet hébergement, les « Cabanas » : deux cabanes en bois mitoyennes et un autre bâtiment pour la cuisine avec tonnelle et barbecue quand il fait beau.

Voilà pour les points de repère. A partir de là, nous construisons et imaginons nos balades au jour le jour. Une précision, le chemin entre les deux camps de base, nous l’avons parcouru à pied, sacs sur le dos. Descentes et remontées dans la plaine, passant par Teguise et Tiagua jusqu’à Mancha Blanca soit la moitié de l’île parcourue en presque 8 heures. Je me dis que nous pourrions tracer de nouvelles cartes, poursuivant par la même notre métier d’arpenteurs (voir texte « les arpenteurs »).

La météo
Ce sera le chapitre le plus court. Nous n’avons pas eu beau temps à Lanzarote, pluie, vent et ces nuages qui d’un coup glissent sur nous. Pluie fine ou bourrasques, nous affrontons les éléments sans nous plaindre. Car nous ne sommes pas venus pour le soleil et la plage mais pour marcher. Dans ce cas, selon l’adage, il n’y a pas de mauvais temps.

Les volcans
C’est dans le paysage tourmenté, retourné des montagnes de Timanfaya aux abords du parc, que nous cheminons aujourd’hui. Nous voici tout en haut du Caledera blanca, cratère de calcaire blanc, impossible à photographier dans son intégrité tant sa circonférence est grande. Un volcan majestueux planté dans une mer de lave noire qui s’écrase et disparaît dans l’océan. Du sommet on aperçoit le parc des volcans, le centre touristique, la longue file des bus (il faut un permis pour visiter le parc). Ils sont dix, vingt, trente volcans qui se déploient devant nos yeux, noirs, rouges et rouillés, un début de végétation s’étend sur les cratères ouverts sans doute les plus anciens. Les grands séismes des années 1730-1736 ont marqué et transformé l’île qui a gagné en superficie.
Rien de pousse sur ces pierres, le paysage est déchiré.

Cesar Manrique
César est le prince adulé de l’île. Originaire de Lanzarote il y est revenu après des années passées à l’étranger et en a fait une île musée. Il a eu la chance et les soutiens nécessaires pour convaincre le gouvernement espagnol de classer l’île (aujourd’hui réserve de biosphère selon l’Unesco ) évitant ainsi les constructions « sauvages » liées au tourisme de masse. Bien lui en pris car l’île est aujourd’hui un exemple réussi de préservation artistique et écologique, à quelques exceptions près. Lire Playa Blanca.

C’est la balade du belvédère, le Mirador del Rio, à la pointe nord de L’île. Pour nous y rendre, nous passons par le village de Ye. Le panneau de signalisation de la ville a chu, je le tiens dans mes bras. Rouillé, il a été mangé par l’air salé. La pluie et le vent nous poussent à nous réfugier plus vite que prévu dans le mirador. L’entrée ressemble à une forteresse, élevée et construite avec les pierres volcaniques. Une sorte de boyau d’étranglement et c’est l’émerveillement, nous voici dans deux grottes blanches et voûtées, deux matrices, une cheminée grande comme un four, des lustres majestueux. Le beau traduit par l’usage du gigantesque, les matériaux naturels, le bois, la pierre, la chaux et la nature que rien n’obstrue, nue. Ciel, mer, terre et le feu des volcans.

M’approchant, je découvre l’île de la Graciosa et son archipel, ses deux volcans calcinés, érodés, les sillons roux des coulées. Terres ocrées et ciel gris, turquoise de la mer à fleur de terre et nous suspendus dans ce paysage d’une beauté trop crue. Je me dis que jamais je ne partirais de cet endroit, hypnotisée par tant de beauté quand soudain un bruit de percolateur me ramène à la vie :
- Un petit café con leche ? propose Didier.
Trempant les lèvres dans la mousse compacte du lait saupoudré de poudre de cacao, je pose un instant ma tasse pour noter dans mon carnet : se renseigner sur la philosophie de l’ hédonisme.

Après le belvédère nous avons cheminé sur la route qui surplombait le rivage. Un chemin de terre a pris la suite du bitume, nous l’avons suivi au hasard, la tête obstinément tournée vers la mer qui m’attirait tel un aimant. Alors nous sommes descendus et le chemin bien raide et pierreux nous a conduit jusqu’au rivage et là dans un nid de pierres noires, à l’abri du vent, nous avons partagé une orange en regardant la mer.

C’est la balade vers la Fondation Cesar Manrique, une balade en deux temps, à pied de la maison vers Teguise en suivant « el camino natural » et puis en bus local jusqu’à la fondacion, à quatre kilomètres de la capitale Arrecife.

L’emplacement de la Fondation autrefois maison de Cesar, a était trouvé grâce à un figuier. Il avait poussé dans une bulle volcanique naturelle. La maison est conçue comme un parcours dans différentes grottes, parfois à ciel ouvert et se poursuit en galeries d’exposition. Comme le mirador, c’est un lieu circulaire, blanc, où l’on se sent à l’abri et en même temps en continuelle osmose avec l’extérieur. De grandes baies vitrées ouvrent la vue sur une mer de lave anthracite, des pierres sont mêmes incrustées dans les parois.
Comme pour le belvédère cheminer dans cette maison est un enchantement.
« un peuple sans culture est un peuple perdu » écrit Cesar Manrique

Le jardin des cactus, El Jardin del cactus
Nous arrivons ce matin au jardin, sacs sur le dos. Il n’ouvre qu’à 10 heures. Merveilleux moment quand les portes du jardin s’ouvrent. Nous sommes les premiers à franchir le seuil et à voir le jardin dans sa nudité, je veux dire sans touriste. C’est un lieu à la hauteur des autres, magique et pensé avec art, aménagé dans un cratère suivant les quatre points cardinaux, garni d’un patchwork de cactus, près de 1400 espèces différentes, de bassins où tournent des poissons rouges et des fontaines de pierre à tête de monstre.

On s’y promène avec un plaisir sans faille et l’on se surprend à ressentir l’envie frénétique de photographier ces moments là, sans doute par crainte anticipée de les oublier. Mais le plaisir s’éprouve et ne se conserve pas…
Le café comme dans les autres sites est une invitation à l’arrêt et aux plaisirs des sens, café agrémenté de tableaux de l’artiste. Même les serveurs portent un costume accordé au lieu. Cette fois-ci le cafe con leche est pris en conscience et dans l’instant plaisant. Commencerais-je à entrer dans l’hédonisme ?

Hédonisme
Du grec ancien : ήδονη (hédonê) plaisir, et du verbe ήδομαι (hédomaï) se réjouir, selon lequel sont constitués les adjectifs ήδύς, ήδεϊα et ήδύ ; hédus, hédeïa, hédu ; doux, agréable ou aimable, est une doctrine philosophique selon laquelle la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir forment des impératifs catégoriques.

Hédonisme comme pensée philosophique
Les plaisirs de l’existence, multiples, fluctuent selon les individus et selon leur éducation. Les penseurs hédonistes ont orienté leur vie selon leurs dispositions propres, mais on retrouve des thèmes communs : l’amitié (thème cher à Épicure), la tendresse, la sexualité libre, les plaisirs de la table, la conversation, une vie constituée dans la recherche constante des plaisirs (cf. Le Gorgias de Platon), un corps en bonne santé. On peut aussi trouver la noblesse d’âme, le savoir et les sciences généralement, la lecture, la pratique des arts et des exercices physiques, le bien social...

Dans le même temps, les douleurs et les déplaisirs à éviter sont les relations conflictuelles et la proximité des personnes sans capacités contractuelles (sans paroles), le rabaissement et l’humiliation, la soumission à un ordre imposé, la violence, les privations et les frustrations justifiées par des fables, etc.
Ainsi, il n’y a pas d’hédonisme sans discipline personnelle, sans ascèse, sans connaissance de soi, du monde et des autres. Les fondations directes d’une philosophie hédoniste sont la curiosité et le goût pour l’existence d’une part, et d’autre part l’autonomie de pensée (et non la croyance), le savoir et l’expérience du réel (au lieu de la foi). La pensée hédoniste a été résolument combattue par les régimes autoritaires (qu’ils soient religieux, philosophiques ou politiques). Source wikipedia.

Les vignes
Avec cette balade, nous gagnons Orzola tout au nord de l’île, cheminant sur des routes agricoles et les sentiers vernaculaires. Une fois encore, nous traçons nos propres chemins.
Dans les moindres recoins de terre cultivable s’élèvent des murets qui forment une géométrie sèche et délimitent des parcelles, certaines (nombreuses) laissées à l’abandon, d’autres au contraire plantées de vignes soigneusement entretenues.

Les habitants de Lanzarote sont des virtuoses de la récupération d’eau sur une île où le vent souffle en quasi permanence. Cagettes, palettes, bouteilles en plastiques transformées en girouettes complètent ce savoir faire ancestral. Je suis émerveillée face à des épis de maïs, puis des plantations d’aloès sortant directement des billes de basalte. Pas de miracle, y’a un truc ! Le voici. Sous le basalte qui sert à conserver l’humidité (rosée, bruine, pluie) une belle terre arable a été déposée. Les plantes ne poussent pas directement sur le basalte mais sur de la terre naturellement humidifiée...

Ce matin nous sommes partis de notre Cabana en bus jusqu’à San Bartalome, ville agricole très active pour gagner à pied les villages de Uga et Yaiza (o les belles résonances berbères). L’objectif est de parcourir les douces montagnes du sud ouest de l’île et de découvrir les vignes de la Geria proches du parc des volcans. Chemin naturel à nouveau, ciel bleu pour le moment, lumière crue sur la terre rouillée, parcours en géographie.

Les vignes de la Geria, ou comment faire pousser des plantes sur une terre aride. Je complète ma connaissance technique de la culture sèche. Après les éruptions volcaniques, la plaine de la Geria a été recouverte d’une couche (1m à 2,5 m d’après mes lectures) de scories et pouzzolane de couleur noire. Le génie des humains a été de creuser des fosses (les gerias) jusqu’à atteindre le sol fertile. Dans chaque fosse, un plan de vigne, autour de chaque fosse, un mur de pierres sèches en forme de cercle ou de demi lune (les zocos). Ils empêchent ainsi les vents de combler les fosses. La fine couche de Pouzzolane qui reste au fond retient l’humidité. Le vin qui en résulte, de cépage malvoisie est un blanc doux et sucré qui se déguste en fermant les yeux.

Nous avons découvert la Géria par le haut des pentes scarifiées de motifs en écaille qui s’écoulaient jusqu’au lit des volcans. Et nous dans ce paysage noir, lunaire, habité de végétaux rampants, tordus, d’un autre monde. Au dessus de nous un ciel bleu parsemé de petits nuages blancs immuable. Au loin, la mer massive, semblait placée trop haut dans le paysage.

Que faire d’autre dans une scène si bouleversante que de nous arrêter. Envie de se glisser dans l’une de ces matrices, y manger, dormir un peu contre le peau chaude de la pouzzolane. Dans ce nid douillet, un figuier avait poussé. A ses pieds j’ai trouvé, miracle, une tomate mûre que je me suis empressée de manger. J’ai aussitôt regretté mon geste. Et si quelqu’un, celui là même qui avait planté ce plan, venait chaque jour, habité d’une infinie patience regarder l’avancée de la maturation du fruit ? Qu’avais-je fait ô l’impudente !

En guise de réponse, les éléments se sont déchaînés, le ciel bleu à disparu d’un coup faisant place à de grands voiles de pluie qui se sont déversés sur nous. Nous avons traversé Uga, (tout est fermé car hors saison, mais nous avons quand même trouvé un café) puis après avoir franchi un escalier digne d’une pyramide aztèque nous sommes revenus à la lande sèche et craquelée. Plus de culture, plus de pouzzolane, quelques murets abandonnés. Les nuages s’en étaient allés vers d’autres reliefs. Nous avons hâté le pas car le jour déclinait et la balade s’est arrêtée là faute de temps. Avions-nous été trop ambitieux ? Non, nous avons su prendre le temps et jouir de ce qui nous était offert. Retour en bus, l’île depuis longtemps avait sombré dans le noir.

Blanc
La couleur blanche est caractéristique de Lanzarote, les maisons blanchies à la chaux, une unité recherchée, que dis-je imposée par Cesar Manrique, l’architecte des lieux. Je plaisante et dis à Didier : tiens à Lanzarote, même les voitures sont blanches. Ou comment pousser l’esthétique touristique jusqu’à la couleur des voitures de location.

Playa Blanca
Il ne fallait pas y aller, je ne voulais pas y aller et pourtant nous y sommes allés.
Playa blanca c’est le déballage touristique dans toute sa splendeur. Des hôtels et des restaurants les uns derrière les autres, le long d’une plage défigurée, le regroupement sur quelques kilomètres de toutes les horreurs physiques et psychologiques du genre humain. Une inspiration sans faille pour Michel Houellebecq (il est allé à Lanzarote et y a écrit un livre). Quant à moi, une seule envie, fuir. Je marche le plus vite possible pour m’écarter de cet endroit, lèvres serrées, à la limite de la nausée.

Heureusement, la balade qui suit nous ramène à la joie, balade maritime le long d’une côte déchirée, vagues fracassantes et écume projetée. De ci delà, un immeuble abandonné aux squatteurs laisse imaginer des projets immobiliers en faillite. Tout cela concourt à faire de cette côte un lieu étrange, entre sauvagerie et naufrage.

Je voulais voir la lagune verte et nous ne l’avons pas trouvée, le temps manquait aussi. Cette dernière journée à Lanzarote (départ demain à midi) me laisse sur ma faim. Était-ce un signe pour revenir ? A cet instant il me sembla que non.

Dimanche, jour de départ. Nous avons trouvé un café comme nous les aimons dans la vieille ville d’Arrecife. Un quartier pauvre et sale, l’envers du décors des cartes postales. Dans ce bistro, on nous sert une bière et un café pour 3 euros. Sourire du patron. Commentaires passionnés sur le mach de foot à la télé quelque part en Espagne.

Regarder, aiguiser le regard, attendre. Que ces dernières heures ne passent pas sans qu’il advienne quelque chose.

Dehors un vent du diable s’est mis à souffler, noyant le ciel de poussière.